Le président de la République, dans son entretien avec le journal Le Point paru le 23 août 2023, annonce au détour d’une phrase vouloir « refonder » le programme d’histoire, discipline qui selon lui « doit être enseignée chronologiquement ». Selon Le Bien Public, du 26 août l’Élysée, contacté, précise qu’il s’agit pour Emmanuel Macron de mettre en avant l’approche chronologique « sur la perspective de l’ensemble d’un cycle », comme le collège ou le lycée, pour montrer un besoin de « repères clairs et précis », dans une optique de « transmission de valeurs essentielles ».
La réaction des enseignants d’histoire-géographie est très rapide, très vive, et très critique. L’œcuménique Association des professeurs d’histoire-géographie (APHG) [] est aux premiers rangs, avec un tweet ironique de sa présidente Joëlle Alazard, professeure au lycée Louis-le-Grand, quelques heures après la publication de l’entretien : « Alors, petits cachottiers, vous aussi aviez abandonné les programmes chronologiques en douce, avec la bénédiction de vos inspecteurs ? » – et des memes moquant la sortie du président circulent presque immédiatement. Un communiqué de l’association qualifiant le discours du président de « caricatural et démagogique » est publié dès le 24 août, puis des tribunes dans le même ton des secrétaires généraux Philippe Prudent dans Libération du 25 août du 25 août et Christine Guimonnet dans Le Monde du 1er septembre. Même un historien classé à droite comme Éric Anceau souligne dans Le Figaro étudiant du 24 août que « soit le président est mal informé, soit il s’agit d’une annonce politique afin d’envoyer des signaux à droite ». Comment expliquer une réaction aussi rapide, forte et unanime ?
Toujours chronologiques, jamais seulement chronologiques
Puisqu’il s’agit d’histoire, revenons rapidement sur celle de ces programmes []. Depuis qu’un programme officiel existe, c’est-à-dire le 2 mars 1838, ceux-ci suivent la chronologie – l’hégémonie des humanités classiques, du latin en particulier, dans l’enseignement secondaire imposant, dans tous les cas, de commencer par l’histoire ancienne. Les instructions officielles très normatives du IInd Empire, celles en particulier du ministre Hyppolite Fortoul, insistent sur la mémorisation des faits et des dates afin d’éviter toutes velléités de « politisation ». Elles sont mal vécues par les lycéens des années 1850, de l’un d’entre eux en particulier, le jeune Ernest Lavisse :
nos maîtres étaient nourris à ces pratiques étranges d’enseignement : l’énumération indéfinie des faits, l’usage des formules et des mots inexpliqués pour les institutions et les mœurs, la faculté extraordinaire (bien qu’encore répandue) de n’avoir pas besoin d’être compris parce que soi-même on se passe de comprendre. » []
Ce même Ernest Lavisse, devenu professeur d’histoire moderne à la Sorbonne, se trouve dans les années 1880 en position de réécrire ces programmes, publiés en 1890 [] (voir tableau infra). Les thuriféraires actuels de la chronologie seraient sans doute déçus : si la structure globale suit bien sûr l’écoulement du temps (même si on pourrait arguer de la synchronie partielle des thèmes des trois premières années), Lavisse innove en cessant simplement d’énumérer noms, personnages, guerres, traités et d’évènements. L’ensemble est structuré en sujets d’étude fréquemment thématiques, incluant par exemple en troisième « la civilisation arabe » et son influence sur l’Occident ou encore le fonctionnement du « régime féodal », en première des entrées sur « la société française » et « le mouvement intellectuel ». En terminale, les élèves sont invités à s’approprier des thèmes comme « industrie et commerce » ou « l’expansion de la civilisation européenne ». Lavisse, que Pierre Nora nomme l’« instituteur national » [], c’est-à-dire l’incarnation d’une histoire scolaire chronologique parce que républicaine, républicaine parce que chronologique, est ainsi l’introducteur des premiers chapitres se dégageant d’une histoire strictement politique, de la succession des rois et des régimes, pour légitimer ce qu’on appellerait aujourd’hui histoire sociale, culturelle ou intellectuelle. La question de la construction des savoirs historiques est même prise en compte, dès la sixième, avec des passages sur les découvertes contemporaines concernant l’Égypte et l’Assyrie. Notons en outre que, pour des programmes considérés comme des modèles de patriotisme et de « roman national », l’histoire de France selon une perspective vraiment nationale n’arrive alors qu’en classe de seconde – même si ces programmes restent essentiellement centrés sur l’espace européen, proche-oriental et nord-africain.
Cette logique d’ensemble domine longtemps, le principal sujet de controverse étant la division en cycles introduite par la réforme de 1902, portée par Charles Seignobos, chef de file de ce qu’on a appelé l’« école positiviste » ou « méthodique » – là, encore, un homme qu’on pourrait difficilement décrire comme un terrifiant « pédagogiste ». Le continuum chronologique est scindé en deux parties, de la 6e à la 3e et de la seconde à la terminale, selon ce qu’on appelait alors la « méthode concentrique » : l’ensemble de la chronologie est parcouru deux fois, pour permettre de mieux apprendre et d’approfondir à l’échelle de la scolarité – une telle réforme permet incidemment d’aborder l’histoire de France dès la cinquième, quitte à concentrer en sixième ce qui se faisait auparavant en trois ans. C’est le chassé-croisé entre la « logique Lavisse » et la « logique Seignobos » qui va marquer profondément le développement de l’histoire comme discipline scolaire dans les deux premiers tiers du XXe siècle. Les deux cycles sont ainsi supprimés en 1925, date d’un retour aux programmes de 1890 (avec une extension jusqu’en 1918 du programme de terminale) ; en 1938 ce sont des programmes proches de ceux de 1902 qui sont remis en place, avant les programmes de 1941 et leur retour à la logique de 1890 (et une nouvelle extension du programme de terminale, incluant la crise de 1929 et l’« avènement du national-socialisme »). Les programmes de 1944-1945 rétablissent le système des deux cycles, avec un redécoupage des périodes de seconde (1610-1789), première (1789-1848) et terminale (1848-1939) ; ils sont à leur tour abandonnés en 1957, avant que la « logique Seignobos » ne fasse son retour – à ce jour définitif – en 1963. Ces alternances entre deux conceptions de la chronologie pédagogiquement pertinente voient surtout les textes des programmes devenir progressivement de plus en plus linéaires. Ils prennent alors un aspect d’inventaire qui juxtapose les chapitres aux thèmes surtout liés à l’histoire politique – malgré l’introduction à partir de 1957 d’un enseignement d’histoire des civilisations sur la longue durée pour la seconde partie de l’année de terminale. Ce dernier, inspiré par Fernand Braudel, fonctionne comme une sorte de conclusion à l’ensemble du cursus, mais il est en pratique vite évacué face à la difficulté de son évaluation lors du baccalauréat [].
Tableau synoptique des programmes d’histoire du second degré []
Naissance d’une instrumentalisation récurrente
Il faut attendre le milieu des années 1970 pour que les programmes connaissent des changements durables, avec la mise en place du collège unique, qui impose une refonte globale de l’enseignement secondaire : l’inspection générale lance des réflexions dès 1974 qui débouchent sur de nouveaux programmes de collège en 1977, dits « programmes Haby » du nom du ministre alors en poste. Sont introduites de nouvelles exigences en termes de compétences méthodologiques, et non plus seulement de savoirs. Si la succession chronologique globale persiste, le programme du premier cycle prévoit des « coupes », c’est-à-dire des études thématiques sur la très longue durée, choisies par le professeur. Cette étude des civilisations, de la longue durée, fait que ces programmes sont alors qualifiés par la presse de « braudéliens » []. Des chapitres comme « l’évolution des navires et des transports maritimes des origines à nos jours » en cinquième, « les catégories sociales » ou « les types de pouvoirs » en quatrième illustrent bien cette logique, ouverte sur les sciences sociales. Des discontinuités chronologiques sont ainsi introduites, et le poids du cadre national largement allégé : il est possible (mais pas systématique) de ne pas avoir étudié, par exemple, Charlemagne, si le professeur a fait d’autres choix. Par ailleurs, approches historiques et géographiques s’entrecroisent, sans même que soit indiqué le temps à consacrer à chacune.
C’est cette rupture qui va déclencher la première panique médiatique liée aux programmes d’histoire, inaugurée par la une du Figaro Magazine du 20 octobre 1979, qui associe un portrait d’Alain Decaux et le titre « On n’apprend plus l’Histoire à vos enfants ! » La surenchère est impressionnante, poussée par la droite néo-gaullienne qui y trouve un moyen de se distinguer du pouvoir giscardien, taxé d’atlantisme et d’anti-patriotisme, et de lutter contre la « démocratie libérale avancée ». Michel Debré va jusqu’à déclarer à l’Assemblée : « On n’enseigne plus l’histoire ni dans les écoles, ni dans les lycées. L’histoire, c’est d’abord la chronologie : la chronologie a disparu. L’histoire, ce sont ensuite des récits : il n’y a plus de récits. » [] L’alternance politique de 1981 ne fait que tendre ces positions, qui deviennent un lieu commun pour la droite néo-gaullienne – mais aussi à gauche, dans la bouche du président Mitterrand –, indépendamment de la réalité des programmes []. Les nouveaux programmes de seconde de 1981 ne sont d’ailleurs que la suite logique de ceux de collège de 1977, et ceux de première et de terminale font des compromis en suivant largement les découpages chronologiques devenus classiques. Max Gallo, en tant que porte-parole du gouvernement, fait pourtant part en 1983, de l’inquiétude de François Mitterrand, se déclarant en Conseil des ministres « angoissé » devant « les carences de l’enseignement de l’histoire qui conduisent à la perte de la mémoire collective des nouvelles générations ».
La revendication d’une histoire chronologique devient alors synonyme de refus de la discontinuité et de l’étude des civilisations, et surtout synonyme de défense de la centralité de l’histoire politique et d’un « roman national », désormais considéré indispensable pour doter les élèves de « racines ».Le ministère Chevènement voit les « coupes » du programme Haby disparaître du collège en 1985 et la classe de seconde reçoit un programme plus traditionnel en 1986. La création du Conseil national des programmes en 1989, permet de dépolitiser un temps les programmes en instaurant un conseil indépendant du pouvoir, mais il est supprimé en 2005 par François Fillon. Les remaniements des programmes s’accélèrent alors, à mesure qu’ils sont instrumentalisés par le champ politique, alors même qu’ils restent fondamentalement chronologiques passée l’expérience des programmes Haby : l’espérance de vie des programmes, de dix ans environ, tend depuis à se raccourcir. On retrouve ainsi ces questions au cœur de nouvelles polémiques avec les programmes de collège de 2008, qui introduisent l’histoire de l’immigration en troisième ainsi que celle des royaumes médiévaux africains en cinquième, de l’Inde des Gupta ou de la Chine des Han en sixième, ou de terminale en 2011 qui accueillent un thème sur les mémoires de la guerre d’Algérie. Le Figaro magazine et le Figaro Histoire lancent l’offensive en reprenant les arguments de 1979, critiquant une ouverture aux civilisations étrangères qui se ferait au détriment des moments clefs de l’histoire de France, forcément « chronologiques » : Dimitri Casali et Jean Sévillia remplacent Alain Decaux dans le rôle du « lanceur d’alerte », avec des articles comme « Qui veut casser l’histoire de France ? », le 27 août 2012. L’élection présidentielle de 2017 réactive à nouveau le débat, et certains candidats font de cette question un véritable thème de campagne, voyant dans le sujet des programmes d’histoire un terrain où jouer à « plus-patriote-que-toi ». La sortie de 2023 du président Macron n’est ainsi que l’énième avatar d’une panique maintenant quarantenaire, qui se nourrit bien plus de la conjoncture politique que de la réalité pédagogique, et qui s’adresse presque uniquement à l’électorat de droite le plus âgé.
Qu’en est-il aujourd’hui ?
L’agacement actuel, la fatigue et même l’épuisement des enseignants d’histoire-géographie [] face à ces débats se nourrit de leur déconnexion de la réalité même des programmes d’enseignement. Ceux du collège datent ainsi de 2016 et sont, bien sûr, largement chronologiques, sans place aucune laissée à des thèmes ouvertement transversaux ou de longue durée. Chaque année est organisée autour de trois thèmes, qui permettent de problématiser l’enseignement, le plus simple pour l’enseignant étant sans doute qu’à chaque trimestre corresponde un thème (soit 12-14 h d’enseignement grosso modo).
La sixième voit ainsi se succéder chrono-thématiquement la préhistoire depuis l’apparition du genre homo jusqu’aux premiers États (« La longue histoire de l’humanité et des migrations »), puis la Grèce antique des cités, Rome et à la naissance du monothéisme juif avec un accent sur les enjeux religieux (« Les récits fondateurs, croyances et citoyenneté dans la Méditerranée antique au Ier millénaire avant J.-C. ») et de construction d’un modèle impérial (« L’Empire romain dans le monde antique »).
La cinquième poursuit avec deux thèmes étudiant l’histoire médiévale, au travers du cas des contacts en Méditerranée à partir des cas carolingiens, byzantins et musulmans, qui permet de réactiver l’étude des religions et des empires déployée l’année précédente (« Chrétientés et islam (VIe-XIIIe siècles), des mondes en contact »), et du fonctionnement de la société dans l’Occident féodal, en incluant le processus de construction de l’État monarchique et l’émergence d’une nouvelle société urbaine (« Société, Église et pouvoir politique dans l’Occident féodal (XIe-XVe siècles) »). Le troisième thème poursuit le déroulé historique en abordant les débuts de l’époque moderne, de la prise de Constantinople à la fin du règne de Louis XIV (« Transformations de l’Europe et ouverture sur le monde aux XVIe et XVIIe siècles »), avec des passages sur la première mondialisation, l’humanisme et les conflits religieux, mais aussi l’évolution du pouvoir royal autour des figures de François Ier, Henri IV et Louis XIV.
La classe de quatrième s’ouvre ainsi sur les débuts du règne de Louis XV, enchaînant une étude du siècle des Lumières qui s’intéresse particulièrement à l’expansion mondiale de l’Europe (traite négrière et esclavage compris) et aux remises en question de l’absolutisme, jusqu’à la Révolution française (« XVIIIe siècle : Expansions, Lumières et révolutions »).
Le XIXe siècle bénéficie des deux autres thèmes de cette classe, selon une organisation qui pour la première fois à l’échelle de l’élève n’est peut-être pas chronologique stricto sensu : sont distingués un thème sur l’affirmation de l’industrialisation et de la mondialisation économique, y compris dans sa dimension coloniale (« L’Europe et le monde au XIXe siècle ») et un autre plus franco-centré, posant la question de la démocratisation de la société française, de la construction de la République, entre 1815 et 1914, abordant la question du vote et des conditions féminines (« Société, culture et politique dans la France du XIXe siècle »).
La classe de troisième, enfin, reprend le fil chronologique pour s’intéresser aux deux guerres mondiales et aux « expériences totalitaires » de l’entre-deux-guerres, avec une focale très européenne (« L’Europe, un théâtre majeur des guerres totales (1914-1945) »), puis un élargissement vers la compréhension du monde actuel, ce qui passe par l’étude des relations internationales et de l’équilibre des puissances depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et tout au long de la guerre froide (« Le monde depuis 1945 »). Comme en quatrième, à un thème consacré à l’échelle du monde succède un thème s’attardant sur le cas français à partir des mêmes bornes chronologiques, en particulier sur les périodes 1944-1947 et 1958-1962, jusqu’aux années 1980 (« Françaises et Français dans une République repensée »).
On voit que le déroulé chronologique informe structurellement l’architecture de ce programme, selon des logiques qui ne sont pas très éloignées de celles de Seignobos en 1902 ; savoir quels « repères clairs et précis » manqueraient dans ce cadre aux collégiens reste mystérieux – à moins de ne pas faire confiance aux enseignants. Le reproche d’« anti-chronologisme » recouvre sans doute plutôt une critique sur leur manque de franco-centrisme, celui-ci étant très réel, mais que certains pourraient considérer comme encore trop mesuré.
La comparaison avec les programmes de 2008 montre pourtant bien un resserrement sur le cadre national : si ces derniers n’incluaient pas la préhistoire en sixième, ils proposaient une étude soit sur la Chine des Han, soit sur l’Inde des Guptas ; le thème « regards sur l’Afrique et ses royaumes » proposé en classe de cinquième a disparu ; en troisième, l’analyse des guerres mondiales passe de l’échelle globale à européenne. Dans le détail, l’histoire de France a été largement confortée par ces programmes de 2016, de même qu’a été renforcée la prise en compte des aspects religieux, en particulier en sixième et cinquième, au détriment du social et du culturel.
Les programmes de lycée sont plus récents (2019) encore, mais confirment cette logique de resserrement sur l’espace national . Là encore les années sont divisées en thèmes (étudiés chacun, en théorie, entre 10 et 15 heures) – mais il y en a désormais quatre par an, et non plus trois.
La classe de seconde conserve son rôle ancien de synthèse et de réactivation des acquis du cycle précédent, et revient à bride abattue sur les « Grandes étapes de la formation du monde moderne », c’est-à-dire les trois premières périodes canoniques : sont successivement – et chronologiquement – abordées l’Antiquité et le Moyen Âge, réunis en un thème (« Le monde méditerranéen : empreintes de l’Antiquité et du Moyen Âge ») puis plus longuement l’époque moderne, qui bénéficie de trois thèmes s’intéressant à l’ouverture atlantique et à la « découverte du Nouveau Monde », à la Renaissance et à l’humanisme (« XVe-XVIe siècles : un nouveau rapport au monde, un temps de mutation intellectuelle »), puis à l’affirmation de l’État dans les royaumes français et britanniques (« L’État à l’époque moderne : France et Angleterre »), enfin au développement de l’esprit des Lumières et à l’affaiblissement de la société d’ordre (« Dynamiques et ruptures dans les sociétés des XVIIe et XVIIIe siècles ») [].
Le lycée fait ainsi la part belle à l’histoire contemporaine, qui se déploie sur ces deux dernières classes. La première générale est consacrée à un long XIXe siècle, avec un programme intitulé « Nations, empires, nationalités (de 1789 au lendemain de la Première Guerre mondiale) », organisé très chronologiquement : au thème consacré aux révolutions et restaurations de 1789-1848 (« L’Europe face aux révolutions ») succède un thème consacré au Second Empire et à l’industrialisation de la France de 1848 à 1871 (« La France dans l’Europe des nationalités : politique et société (1848-1871) »), un autre à la construction du régime républicain, y compris dans les colonies de 1871 à 1914 (« La Troisième République avant 1914 : un régime politique, un empire colonial ») ; enfin un thème entier est consacré à la Première Guerre mondiale (« La Première Guerre mondiale : le “suicide de l’Europe” et la fin des empires européens »). En première technologique, le même chemin chronologique est suivi, mais l’ampleur géographique de chacun des quatre thèmes est limitée à la France et à son empire.
La terminale générale, enfin, est consacrée au XXe siècle, sous un angle très marqué par l’histoire politique et l’histoire des relations internationales, puisque le programme a pour titre « Les relations entre les puissances et l’opposition des modèles politiques, des années 1930 à nos jours ». Il s’intéresse ainsi successivement à l’impact de la crise de 1929, à la mise en place des « régimes totalitaires » jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale (« Fragilités des démocraties, totalitarismes et Seconde Guerre mondiale (1929-1945) »), puis à l’entrée dans la guerre froide, la bipolarisation du monde et l’affirmation du tiers monde (« La multiplication des acteurs internationaux dans un monde bipolaire (de 1945 aux années 1970) »), ensuite aux tourmentes politiques et économiques qui suivent les chocs pétroliers (« Les remises en causes économiques, politiques et sociales des années 1970 à 1991 »), pour se conclure sur une étude des nouveaux rapports de puissance mondiaux et sur le processus de construction européenne (« Le monde, l’Europe et la France depuis les années 1990, entre coopérations et conflits »).
Le programme de terminale technologique suit là encore la même logique générale, quelque peu caricaturée puisque les trois thèmes suivant celui consacré au totalitarisme et à la Seconde Guerre mondiale sont résumés en un thème consacré aux relations internationales (« Du monde bipolaire au monde multipolaire ») et un autre dédié à la France depuis 1945 (« La France de 1945 à nos jours : une démocratie »).
Par rapport aux programmes précédents de 2011-2012, ces programmes sont très chargés : peu de choses ont été retirées, alors que l’histoire-géographie est devenue dans le nouveau lycée une discipline de tronc commun, disposant de 3 heures hebdomadaires contre 4 h dans les anciennes séries L et ES (2h30 en série S). Ils sont aussi plus chronologiques encore [] : le chapitre consacré à l’émigration européenne en seconde est supprimé, et la période ancienne passe de deux à un chapitre, la période médiévale de trois à un chapitre dans cette classe, ce qui se fait au profit de la période moderne et place plus nettement la seconde dans la continuité chronologique de la première et de la terminale.
Le XIXe siècle est le grand gagnant de ces nouveaux programmes, tout particulièrement le Second Empire, jusque-là très discret ; la sortie de la Première Guerre mondiale et ses conséquences passent dès lors en terminale, chargeant encore le programme de la dernière année de lycée. Comme au collège, les thèmes qui ne sont pas à proprement parler placés dans un ordre chronologique relèvent en réalité du dédoublement, c’est-à-dire de la mise en parallèle thématiquement ordonnée d’intervalles chronologiques trop riches en événements pour pouvoir être abordé dans le très court intervalle de temps alloué à un thème.
Ajoutons que les nouveaux « points de passage et d’ouverture » (PPO) dont sont dotés chaque thème, visent à mettre en avant des dates-clefs, certains lieux ou personnages historiques en proposant des études de document mobilisant la démarche historique. Ils poussent les enseignants à poser la focale sur les « grands hommes » – et quelques « grandes femmes ». Si le chapitre de seconde qui traite de la Méditerranée médiévale se présente comme l’étude du contact et des conflits entre trois civilisations, les concepteurs font par exemple le choix de mettre la focale sur Bernard de Clairvaux et donc sur une étude des croisades, en contradiction avec l’ambition d’une étude fine des trois grandes civilisations. Aussi critiquables qu’ils soient, reste qu’on voit mal en quoi ces PPO ne correspondraient pas à la demande présidentielle de « repères clairs et précis ».
Il est cependant un domaine où la chronologie perd de son emprise, et ce domaine est le fruit de l’action d’un ministre dont le président ne peut complètement renier l’action : Jean-Michel Blanquer. De fait, la réforme du lycée double le tronc commun d’histoire-géographie d’un éventuel enseignement de spécialité, intitulé « Histoire-Géographie, géopolitique et sciences politiques » (HGGSP), à raison de 4 heures en première et de 6 heures en terminale. On aurait beau jeu de souligner la relation plutôt distanciée du programme de cette spécialité à la chronologie, et son ordonnancement très thématique.
De fait, la classe de première se divise en cinq thèmes, qui prennent des formes ouvertement thématiques : « Comprendre un régime politique : la démocratie », « Analyser les dynamiques des puissances internationales », « Étudier les divisions politiques du monde : les frontières », « S’informer : un regard critique sur les sources et modes de communication » et « Analyser les relations entre États et religions ». Et il en est de même en terminale, avec des thèmes comme « De nouveaux espaces de conquête », « Faire la guerre, faire la paix : formes de conflits et modes de résolution », « Histoire et mémoires », etc. « Identifier, protéger et valoriser le patrimoine : enjeux géopolitiques », « L’environnement, entre exploitation et protection : un enjeu planétaire » et « L’enjeu de la connaissance » []. Mais précisément, il ne s’agit pas d’un programme d’histoire, qui serait soigneusement séparé du programme de géographie comme au collège ou dans le tronc commun du lycée, mais d’une spécialité à part, pensée comme fondamentalement pluridisciplinaire, centrée sur une série de notions centrales à chacune des quatre disciplines représentées ; chacune de ces notions doit être l’occasion de mobiliser chaque discipline pour l’étude d’objets communs. L’histoire n’est qu’une de ces quatre approches, et organisé chronologiquement ce programme à l’échelle globale (car à l’intérieur de chaque thème le déroulé est bien chronologique) serait faire de cette spécialité une redondance du tronc commun.
C’est ainsi fondamentalement la logique même du lycée Blanquer qui force à ce que ce programme, qui aborde des objets situés dans un passé parfois lointain (comme la démocratie à Athènes, l’Empire ottoman, le limes rhénan ou la guerre de Sept Ans) ne soit pas organisé chronologiquement. On doute dans tous les cas que cette spécialité soit au cœur de la sortie du président, puisque s’il s’agit d’assurer par des programmes chronologiques la « transmission de valeurs essentielles » celles-ci pourraient difficilement, si elles sont si « essentielles » que cela, être cantonnées aux 37 % des lycéens de première générale et 28 % de ceux de terminale générale ayant choisi la spécialité HGGSP en 2022.
Finissons ce tour d’horizon par un programme où la réflexion du président pourrait sans doute avoir un intérêt concret – mais on nous pardonnera de penser qu’il ne l’avait peut-être pas en tête – : ceux du lycée professionnel, publiés en 2020. La classe de seconde s’articule de fait autour de trois thèmes : les deux premiers, consacrés à « L’expansion du monde connu (XVe-XVIIIe siècle » et à « L’Amérique et l’Europe en révolution (des années 1760 à 1804) », approfondissent les acquis de collèges, permettent une ouverture culturelle et l’acquisition de repères (d’ailleurs explicités dans le programme) ; mais le troisième thème, « Métiers, compagnons, compagnonnage et chef d’œuvre au XIXe siècle » s’avère fortement décorrélé à la fois chronologiquement et thématiquement. La présence de ce thème est de fait imposée par une contrainte extérieure à la discipline : l’existence, depuis la dernière réforme du lycée professionnel, d’un chef d’œuvre, à réaliser par les lycéens de première et de terminale ; il s’agit dès lors, pour le professeur, d’expliquer aux élèves de seconde dans quels imaginaires, dans quelles pratiques professionnelles, s’intègre cet exercice.
Mais la remise en contexte général des pratiques de compagnonnage ne peut être faite qu’en s’appuyant sur le programme de première, en particulier sur son premier thème « Hommes et femmes au travail en métropole et dans les colonies françaises (XIXe siècle – première moitié du XXe siècle) » : enseignants comme lycéens se trouvent ainsi face à une disjonction de chronologie qui, en l’occurrence, pose de graves problèmes pédagogiques – et ce d’autant plus que les pratiques des compagnons au XIXe siècle sont pour le moins exotiques aux yeux d’un jeune du XXIe siècle. Problèmes d’autant plus visibles que la suite du programme est, elle, chronologique, le second thème de première s’intéressant aux « Guerres européennes, guerres mondiales, guerres totales », et les deux thèmes de terminale étant consacrés, non pas chronologiquement, mais assez simplement, au « Le jeu des puissances dans les relations internationales depuis 1945 » et à « Vivre en France en démocratie depuis 1945 ».
Conclusion : pour en finir avec l’historia magistra vitae
Si on peut sans doute être en accord avec l’assertion présidentielle, selon laquelle la « refondation de la nation passe par l’école et la connaissance », il paraît paradoxal de vouloir opérer cette refondation de l’école sans avoir vraiment connaissance de ce qu’elle est aujourd’hui – ou au moins des programmes en vigueur. La vivacité de la réaction de l’APHG, elle, est le symptôme d’une fatigue profonde, celle des enseignants de voir l’enseignement de l’histoire – car on ne parle pour ainsi dire jamais de la géographie – servir de terrain de jeu politique à des surenchères patriotiques sur l’air éculé d’un « roman national » qui nous serait nécessaire. Si elles sont détachées de la réalité des enseignements, ces controverses n’en annoncent pas moins une succession toujours plus effrénée de nouveaux programmes, génératrice de mal-être au travail.
Car il faut le dire : ces débats médiatiques ont des conséquences concrètes sur les conditions de travail des enseignants, alors même qu’elles ne font qu’empirer ces dernières années – et que leur salaire régresse en euros constants depuis plus de trente ans []. Il est désormais question de « refonder » les programmes d’histoire, alors que ceux-ci ont déjà été revus entre 2016 et 2020, dans la précipitation, et par ceux-là même qui sont au pouvoir pour ce qui est des programmes de lycée. N’est-il pas révélateur qu’à ce jour tous les thèmes ne bénéficient pas encore de fiches Eduscol, fiches d’accompagnement officielles visant à préciser les programmes et à aider à les mettre en application pédagogiquement ?
On interprète cette absence comme un signe de la difficulté de la bureaucratie scolaire à construire en temps utile le minimum minimorum des ressources mobilisables pour mettre en œuvre concrètement ces programmes toujours changeants. Plus profondément, comme le soulignait dans un tweet Patrick Fournier, maître de conférences en histoire moderne, « La discipline historique n’est pas une chronique, pas plus que l’enseignement des mathématiques ne se limite à apprendre à compter » : vouloir faire de l’histoire un récit seulement chronologique, une « instruction civique » et non une science sociale, vouloir en faire une liste descriptive de hauts faits patriotiques alors qu’elle est une discipline ayant des ambitions explicatives sur le fonctionnement des mondes sociaux, c’est l’amputer – et c’est même sacrifier les « repères clairs et précis » aux supposées « valeurs essentielles ». Les programmes d’histoire ne sont pas là, et ne devraient pas être là, pour apporter un supplément d’âme, mais un supplément de compréhension.
Author: Tanya Barr
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